XIV

 

La chambre du prince Ratin et de la princesse Ratine est certainement l’une des plus belles du palais. Le prince ne la considère-t-il pas comme l’écrin de l’inestimable joyau qu’il possède ? C’est là que les jeunes époux vont être conduits en grand apparat.

Mais, avant qu’ils n’y aient été introduits, deux personnages ont pu pénétrer dans cette chambre.

Or, ces deux personnages, vous l’avez deviné, sont le prince Kissador et l’enchanteur Gardafour.

Et voici les propos qu’ils échangent :

« Tu sais ce que tu m’as promis, Gardafour !

– Oui, mon prince, et, cette fois, rien ne pourra m’empêcher d’enlever Ratine pour votre Altesse.

– Et quand elle sera la princesse de Kissador, je crois qu’elle n’aura pas lieu de le regretter !

– C’est bien mon avis, répond ce flatteur de Gardafour.

– Tu es sûr de réussir, aujourd’hui ? reprend le prince.

– Jugez-en ! répond Gardafour, en tirant sa montre. Dans trois minutes, le temps pendant lequel j’ai été privé de mon pouvoir d’enchanteur sera écoulé. Dans trois minutes, ma baguette sera redevenue aussi puissante que celle de la fée Firmenta. Si Firmenta a pu élever les membres de cette famille Raton jusqu’au rang des êtres humains, moi je puis les faire redescendre au rang des plus vulgaires animaux !

– Bien, Gardafour ; mais j’entends que Ratin et Ratine ne restent pas en tête-à-tête dans cette chambre un seul instant...

– Ils n’y resteront pas, si j’ai recouvré tout mon pouvoir avant qu’ils n’y arrivent !

– De combien de temps s’en faut-il encore ?

– De deux minutes !...

– Les voilà, s’écrie le prince.

– Je vais me cacher dans ce cabinet, répond Gardafour, et j’apparaîtrai dès qu’il en sera temps. Vous, mon prince, retirez-vous ; mais demeurez derrière cette grande porte, et ne l’ouvrez qu’au moment où je crierai : « À toi, Ratin ! »

– C’est convenu, et, surtout, n’épargne pas mon rival !

– Vous serez satisfait. »

On voit quel danger menace encore cette honnête famille, si éprouvée déjà, et qui ne peut se douter que le prince et l’enchanteur soient si près !

 

XV

 

Les jeunes époux viennent d’être conduits dans leur chambre en grand apparat. Le duc et la duchesse Raton les accompagnent avec la fée Firmenta qui n’a pas voulu quitter le beau jeune homme et la belle jeune fille dont elle a protégé les amours. Ils n’ont plus rien à craindre du prince Kissador, ni de l’enchanteur Gardafour, qu’on n’a jamais vus dans le pays. Et cependant, la fée éprouve une certaine inquiétude, un pressentiment secret. Elle sait que Gardafour est sur le point de recouvrer sa puissance d’enchanteur, et cela ne laisse pas que de l’inquiéter.

Il va sans dire que Ratane est là, offrant ses services à sa jeune maîtresse, et aussi dom Rata, qui n’abandonne plus sa femme, et aussi le cousin Raté, bien que, en ce moment, la vue de celle qu’il aime doive lui briser le cœur.

Cependant la fée Firmenta, toujours anxieuse, n’a qu’une hâte : c’est de voir si Gardafour n’est pas caché quelque part, derrière un rideau, sous un meuble... Elle regarde... Personne !

Aussi, maintenant que le prince Ratin et la princesse Ratine vont rester dans cette chambre, où ils seront bien seuls, reprend-elle tout à fait confiance.

Soudain une porte latérale s’ouvre brusquement, au moment où la fée disait au jeune couple :

« Soyez heureux !

– Pas encore ! » crie une voix terrible.

Gardafour vient d’apparaître, la baguette magique frémissant dans sa main. Firmenta ne peut plus rien pour cette malheureuse famille !

La stupeur les a frappés tous. Ils sont d’abord comme immobilisés, puis ils se reculent en groupe, se pressant autour de la fée, de manière à faire face au redoutable Gardafour.

« Bonne fée, répètent-ils, est-ce que vous nous abandonnez ?... Bonne fée, protégez-nous !

– Firmenta, répond Gardafour, tu as épuisé ton pouvoir pour les sauver, et j’ai retrouvé le mien tout entier pour les perdre ! Maintenant, ta baguette ne peut plus rien pour eux, tandis que la mienne !... »

Et ce disant, Gardafour l’agite, elle décrit des ronds, elle siffle à travers l’air, comme si elle était douée d’une existence surnaturelle.

Raton et les siens ont compris que la fée est désarmée, puisqu’elle ne peut plus les garantir par une métamorphose supérieure.

« Fée Firmenta, s’écrie Gardafour, tu en as fait des humains ! Eh bien, moi, je vais en faire des brutes !

– Grâce ! grâce ! murmure Ratine, en tendant ses mains vers l’enchanteur.

– Pas de grâce ! répond Gardafour. Le premier de vous qui va être touché par ma baguette sera changé en singe ! »

Cela dit, Gardafour marche sur le groupe infortuné, qui se disperse à son approche.

Si vous les aviez vus courir à travers la chambre, d’où ils ne peuvent s’enfuir, car les portes sont fermées, Ratin entraînant Ratine, cherchant à lui faire un rempart de son corps sans songer au péril qui le menace.

Oui ! péril pour lui-même, car l’enchanteur vient de s’écrier :

« Quant à toi, beau jeune homme, Ratine ne te regardera bientôt plus qu’avec dégoût ! »

À ces mots, Ratine tombe évanouie dans les bras de sa mère, et Ratin fuit du côté de la grande porte, tandis que Gardafour se précipite vers lui :

« À toi, Ratin ! » s’écrie-t-il.

Et il se fend en lui portant un coup de baguette, comme il eût fait d’une épée...

À cet instant, la grande porte s’ouvre, le prince paraît, et c’est lui qui reçoit le coup destiné au jeune Ratin...

Le prince Kissador a été touché par la baguette... Il n’est plus qu’un horrible chimpanzé !

À quelle fureur il s’abandonne alors ! Lui, si vain de sa beauté, si plein de morgue et de jactance, maintenant un singe avec une face grimaçante, des oreilles longues comme ça, un museau proéminent, des bras qui lui descendent jusqu’aux genoux, un nez écrasé, une peau jaunâtre dont les poils se hérissent !

Une glace est là sur un des panneaux de la chambre. Il se regarde !... Il pousse un cri terrible !.. Il fond sur Gardafour, stupéfait de sa maladresse !... Il le saisit par le cou, et l’étrangle de son vigoureux bras de chimpanzé. Alors le parquet s’entrouvre, ainsi que cela se fait de tradition dans toutes les féeries, une vapeur s’en échappe, et le méchant Gardafour disparaît au milieu d’un tourbillon de flammes.

Puis le prince Kissador pousse une fenêtre, la franchit d’une gambade et va rejoindre ses semblables dans la forêt voisine.